Déclaration du Rapporteur de l’ONU sur les droits des peuples autochtones à la 83e session de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples

mai 2, 2025

Déclaration du Dr. Albert Barume,

Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones

à la 83ème session ordinaire de la Commission Africaine des Droits de l’homme et des Peuples

 

Président de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples
Mesdames et Messieurs les Commissaires,
Excellences Mesdames et Messieurs les ministres et les représentants des gouvernements
Mesdames et Messieurs les délégués, Mesdames et Messieurs

C’est un grand honneur pour moi de m’adresser à cette 83ème session ordinaire de la Commission Africaine qui se tient ici à Banjul, en Gambie.

Je saisis cette occasion pour féliciter la Commission africaine pour son travail de pionnier sur les droits des peuples autochtones en Afrique et pour son impact au niveau international, dont j’ai eu le privilège d’être témoin. La Commission africaine est devenue une référence mondiale en matière de droits des peuples autochtones ; ses décisions historiques sont constamment citées aux Nations unies et dans d’autres régions ; et l’ensemble de son travail fait la fierté de l’Afrique.

Mon intervention se compose de trois sections : la première donne un aperçu de l’interprétation contemporaine du concept de « peuples autochtones » dans le domaine des droits de l’homme et de sa pertinence en Afrique ; la deuxième donne un aperçu du mandat de l’UNSRIP ; et la troisième réfléchit au contexte mondial actuel et à son impact sur les droits de l’homme en Afrique.

I. Compréhension des « peuples autochtones » en Afrique et contribution du continent au cadre normatif mondial sur les peuples autochtones

Le terme « peuples autochtones » est un concept de droits de l’homme conçu pour remédier aux discriminations raciales utilisées comme outils pour déposséder certains peuples et communautés traditionnelles de leurs terres et anéantir leurs cultures. Les victimes de cette violation particulière des droits de l’homme sont perçues comme des sous-hommes, racialement inférieurs, arriérés et socialement insuffisamment structurés pour se gouverner eux-mêmes ou jouir de droits égaux, notamment les droits aux terres, territoires et ressources. Cette violation affecte non seulement le corps, mais aussi l’esprit des victimes, dont l’estime de soi est ensuite détruite, ce qui les rend vulnérables à l’alcoolisme et à la toxicomanie et les expose à un taux élevé de suicide et de sans-abrisme, entre autres. Le traumatisme lié à cette violation est transgénérationnel. Les femmes autochtones sont particulièrement vulnérables, car en plus d’être discriminées en tant que femmes, elles souffrent également d’être des femmes autochtones. Les enfants issus de ces peuples victimes sont souvent ridiculisés à l’école par les autres, ils abandonnent leurs études à un stade précoce et ont tendance à avoir honte de leur identité culturelle. Les victimes des droits de l’homme pour lesquelles le régime des peuples autochtones a été conçu ne sont pas de simples pauvres ; elles souffrent de quelque chose de bien plus profond et sinistre que la pauvreté.

De 2000 à 2003, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après la Commission africaine) a entrepris une étude fondée sur les questions de recherche suivantes : Existe-t-il en Afrique des communautés qui ont subi ou continuent de subir des préjugés raciaux identiques ou similaires à l’encontre de leur humanité et de leurs modes de vie traditionnels, qui ont conduit à la dépossession des terres et à une marginalisation extrême ? Existe-t-il des communautés traditionnelles dont les cultures sont considérées comme arriérées par la société dominante et dont les terres ancestrales ont été confisquées, perçues comme inoccupées, sous-utilisées ou n’appartenant à personne en raison de leurs moyens de subsistance particuliers ?

La Commission africaine a constaté qu’il existait effectivement dans plusieurs pays africains postcoloniaux des communautés traditionnelles qui « sont victimes de formes particulières d’atteintes aux droits de l’homme ; [que ces communautés sont] … perçues négativement par le courant dominant [et que leurs] … cultures et modes de vie font l’objet de discrimination et de mépris et [que leur] … existence même est menacée d’extinction ». La Commission africaine a également noté que dans certains pays, les membres de ces communautés « sont considérés comme la propriété des [autres], sous-hommes, sales, paresseux, avides, stupides, infantiles et non intéressés par le développement ».

La Commission africaine a constaté qu’« en Afrique, le terme peuples autochtones ne signifie pas “premiers habitants” en référence à l’aboriginalité par opposition aux communautés non africaines ou venues d’ailleurs…. ». C’est un terme par lequel les groupes qui s’identifient comme peuples autochtones et qui subissent des formes particulières de discrimination systématique, de subordination et de marginalisation en raison de leurs cultures, de leurs modes de vie et de leurs modes de production particuliers … attirent l’attention sur leur situation. C’est un terme qui leur permet d’exprimer les violations des droits de l’homme dont ils sont victimes… ».

La Commission africaine a également conclu que toutes les communautés ou minorités traditionnelles africaines ne peuvent prétendre avoir souffert ou continuer à souffrir d’une telle dépossession des terres ancestrales fondée sur le racisme à l’encontre de leur être et de leur culture. Elle a donc conclu qu’en Afrique, le terme « peuple autochtone » : (1) est un concept des droits de l’homme ; (2) ne signifie pas être le premier habitant d’une terre ou d’un pays donné à l’exclusion d’autres groupes ; (3) se réfère à un nombre limité de communautés traditionnelles, principalement des chasseurs-cueilleurs et des pasteurs nomades, qui souffrent d’une discrimination particulière teintée de racisme ; et (4) ne signifie pas toute communauté minoritaire ou marginalisée.

Cette conceptualisation des droits de l’homme des « peuples autochtones » par la Commission africaine en 2003 a depuis permis au continent de contribuer activement aux cadres normatifs sur les peuples autochtones aux niveaux international, régional et national.

En mai 2007, la Commission africaine a adopté un « avis consultatif » qui a guidé les diplomates africains à New York lors des négociations sur la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP). Cet avis consultatif indiquait, par exemple, que « …en Afrique, le terme [peuples] autochtones ne vise pas à protéger les droits d’une certaine catégorie de citoyens par rapport à d’autres. Cette notion ne crée pas non plus une hiérarchie entre les communautés nationales, mais tente plutôt de garantir la jouissance égale des droits et libertés au nom des groupes qui ont été historiquement marginalisés… ».

Par la suite, l’aide-mémoire a également permis à l’Afrique d’amender et d’inclure un langage spécifique dans ce qui est la DNUDPA, ce qui a conduit à l’adoption de la Déclaration en septembre 2007 par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Depuis 2010, la Commission africaine et la Cour africaine ont rendu trois décisions et arrêts historiques en faveur des peuples autochtones endorois, ogiek et batwa. Même s’ils n’ont pas encore été mis en œuvre, ces décisions et arrêts constituent des étapes clés dans le processus de protection et d’application des droits des peuples autochtones en Afrique.

En 2010, la République centrafricaine est devenue le premier État africain à ratifier la Convention n° 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux. La même année (2010), la République du Congo a adopté une loi spécifique sur les peuples autochtones, suivie par la République démocratique du Congo en 2022. D’autres pays, comme le Kenya, la Namibie et le Cameroun, ont pris des mesures juridiques et politiques en faveur de la reconnaissance des droits des peuples autochtones, même s’ils n’ont pas encore formellement approuvé le concept de « peuples autochtones ». Les cadres relatifs à la biodiversité et au changement climatique ont également permis à de nombreux États africains de reconnaître les peuples autochtones en tant que détenteurs de droits.

II. Aperçu du mandat du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones

J’ai pris mes fonctions de rapporteur spécial en janvier 2025, à la suite de ma nomination par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’instar d’autres mécanismes similaires, le mandat de rapporteur spécial vise à amplifier la voix des peuples autochtones, à transmettre leurs revendications et leurs préoccupations et à insister pour que les États respectent leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme.

Le rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones est l’un des trois mécanismes des Nations unies sur les peuples autochtones. Les deux autres mécanismes sont : l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones (un organe de seize membres qui tient ses sessions annuelles à New York), et le Mécanisme d’experts des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, un organe de sept membres qui tient ses sessions annuelles à Genève.

Le mandat du rapporteur spécial s’articule autour de quatre grands axes de travail :

Études thématiques

Le rapporteur spécial produit deux rapports annuels thématiques, l’un destiné à l’Assemblée générale des Nations unies à New York et l’autre au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève. Cette année, mon premier rapport portera sur la reconnaissance par les États des peuples autochtones en tant que détenteurs de droits et mon second sur la démarcation et l’enregistrement des terres des peuples autochtones.

Visites dans les pays

Mon mandat comprend également des visites de pays, qui peuvent être demandées par le rapporteur spécial ou proposées par un pays. Ma première visite de pays en tant que rapporteur spécial aura lieu au Botswana.

Je remercie le gouvernement du Botswana d’avoir accepté la demande de visite et de me permettre, en tant que premier rapporteur spécial africain sur les droits des peuples autochtones, d’effectuer ma première visite officielle en Afrique. Je me réjouis de travailler avec le gouvernement et les peuples autochtones afin de contribuer concrètement à la réalisation des droits des peuples autochtones sur le continent en général et au Botswana en particulier.

Les communications

Le mandat inclut également l’envoi de communications comme moyen pour le Rapporteur spécial de soulever des cas spécifiques ou des situations de violations présumées des droits des peuples autochtones avec les gouvernements et d’autres acteurs. Il s’agit de l’aspect protecteur du mandat qui gagne en pertinence et en popularité auprès des peuples autochtones du monde entier.

D’autres domaines du mandat, tels que le renforcement des capacités, les visites universitaires, l’assistance technique et les conseils, entre autres. Ce pilier du mandat gagne en importance car de plus en plus de peuples autochtones, d’universités, d’ONG, d’agences des Nations unies, d’entreprises privées et d’autres acteurs sollicitent l’assistance technique du rapporteur spécial.

III. Un contexte mondial préoccupant pour les droits de l’homme et les peuples autochtones

Les droits des peuples autochtones n’existent pas dans le vide. Mon mandat de rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones intervient à un moment où les droits de l’homme sont soumis à une pression particulière. Je dirais même que les principes fondamentaux des droits de l’homme que sont l’égalité, la non-discrimination, l’autodétermination et les relations internationales amicales sont attaqués. Ces principes ont été conçus après la Seconde Guerre mondiale par des femmes et des hommes courageux et éclairés qui ont relevé le défi de leur génération. Ils constituent le fondement d’un ordre mondial qui garantit à toutes les personnes, nations et États le droit d’exister et d’être traités avec dignité, indépendamment de leur richesse, de la couleur de leur peau, de leurs croyances religieuses, de leur sexe, de leur culture, de la taille de leur population ou de leur situation géographique. Ces principes lient tous les êtres humains, les peuples et les États au sein d’une grande famille humaine de plus de 8 milliards de membres qui se soucient les uns des autres, comme le proclame le préambule de la Déclaration des Nations unies sur les droits de l’homme : « …la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».

Cependant, une réflexion inquiétante se fait jour. Dans l’ignorance de ces normes et valeurs mondiales en matière de droits de l’homme, des États sont ouvertement menacés ou attaqués par d’autres ; les ambitions de conquêtes territoriales renaissent ; les faibles et les pauvres ont à peine le droit d’exprimer leurs opinions ; et une poignée d’individus et d’États riches aspirent à dicter les normes internationales. Des discours, des symboles et des gestes devenus inacceptables sont prononcés, portés ou exécutés en public sans aucune conséquence. Les principes fondamentaux des droits de l’homme que sont la non-discrimination et l’égalité sont mis sens dessus dessous et considérés comme source de division ou toxiques pour la société ; la ruée mondiale vers les minerais rares ou de transition se fait au mépris des droits de l’homme fondamentaux.

Aujourd’hui, ces principes des droits de l’homme sont toujours en vigueur, mais nous commençons à voir les contours du chaos qui surviendrait s’ils venaient à s’effondrer. Si ces valeurs et principes mondiaux venaient à s’effondrer, l’humanité serait désunie et ne serait plus qu’une mosaïque de peuples, de nations, d’États et d’individus en lutte les uns contre les autres et vulnérables à l’exploitation par des acteurs plus puissants. Dans un tel contexte mondial, les groupes sociaux les plus faibles, comme les peuples autochtones, paieraient le prix le plus élevé. Un proverbe africain dit que lorsque les éléphants se battent, ce sont les petits arbres qui paient le plus lourd tribut.

Je vois une opportunité dans ce défi ; il est temps de défendre les principes fondamentaux des droits de l’homme que nous avons peut-être considérés comme acquis ; il est temps de réaffirmer la centralité des droits de l’homme dans les relations internationales ; et il est temps d’établir des alliances et des partenariats solides, et d’exhorter ceux qui ont de l’influence et des ressources à REINVESTIR les droits de l’homme à tous les niveaux.

La Commission africaine a un rôle clé à jouer dans ce réveil. J’exhorte la Commission africaine à prendre l’initiative d’appeler les États africains et le monde entier à RECOMMANDER LE RESPECT DES DROITS DE L’HOMME, en accordant une attention particulière aux peuples autochtones.

JE VOUS REMERCIE

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